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21 juillet 2023 Sexe Machines : peut-on faire l’amour à un robot?

Longtemps confinées à l’univers de la science-fiction, les interactions entre humains et machines intelligentes font maintenant partie de notre quotidien. Mais peut-on imaginer tisser des liens affectifs profonds avec des intelligences artificielles? Des chercheurs du monde entier se penchent actuellement sur cette question, qui fascine autant qu’elle inquiète.

Par Nicolas Tittley

Dans l’adaptation cinématographique de Blade Runner, réalisée par Ridley Scott en 1982, tout comme dans celle de Denis Villeneuve, 35 ans plus tard, on croise des androïdes hyper réalistes appelés « réplicants ». Certains sont utilisés à des fins militaires ou employés à des tâches domestiques, alors que d’autres sont destinés à répondre à des besoins plus… intimes. Le personnage de Pris, incarné par Daryl Hannah en 1982, est justement l’une des variantes sexy du modèle Nexus-6, dont on dit qu’il est presque indiscernable de l’être humain. Au-delà de son physique, c’est l’intelligence (artificielle) de cet « humain de compagnie » qui étonne : elle est si avancée que Pris en vient à rêver de liberté.

L’action de Blade Runner se déroule en 2019, et les fans les plus attentifs de ce film désormais culte auront peut-être remarqué un petit clin d’œil : la « date de naissance » de Pris est le 14 février 2016, le jour de la Saint-Valentin. S’il semble peu probable que vous passiez la fête des amoureux avec une créature aussi réaliste (et dangereuse) que Pris en 2021, l’idée d’entretenir une relation non seulement sexuelle, mais aussi amoureuse (ou presque) avec une machine semble maintenant envisageable. Et s’il faut en croire les spécialistes de la question, c’est de la science, pas de la fiction.

Être ou ne pas être… humain

Avant de déterminer s’il serait possible d’établir un échange amoureux avec un robot, il convient de préciser qu’on ne parle pas ici de simples sex dolls inanimées, mais de machines dotées d’une forme quelconque d’intelligence artificielle. « Je préfère utiliser le terme agent érobotique », précise Dave Anctil, professeur au Collège Jean-de-Brébeuf et chercheur affilié à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique de l’Université Laval. « On parle d’un système, virtuel ou incorporé, capable de communication, de personnalisation, d’action, d’initiative et doté d’une forme d’empathie, bien qu’elle soit artificielle. »

L’homme-machine

Dave Anctil fait partie d’un nombre grandissant de chercheurs qui se penchent sur les relations de plus en plus complexes entre humains et machines. En 2019, il organise, avec son collègue Simon Dubé de l’Université Concordia, le colloque « Penser l’érobotique : regard transdisciplinaire sur la robotique sexuelle » dans le cadre du 87e congrès de l’Acfas. Pour décrire son champ d’études, il utilise ce néologisme qui combine la notion philosophique d’éros (qui englobe le désir, l’amour, la sensualité et la sexualité) et le suffixe bot, en référence aux machines autonomes et aux agents logiciels. Selon lui, la question de savoir si on peut tomber en amour avec un robot, qu’il soit physique ou virtuel, n’a rien de dérangeant. « La réponse est certainement oui, lance-t-il d’emblée. On peut déjà imiter la communication et l’agentivité humaine de façon assez convaincante, et la technologie évolue tellement rapidement que ça ne peut que s’accélérer. »

« Déjà aujourd’hui, poursuit-il, il y a en Asie des milliers de personnes qui se disent amoureuses d’un agent conversationnel très populaire là-bas, et il n’est même pas personnalisé : c’est le même pour tout le monde! » Imaginez maintenant que, grâce à l’apprentissage automatique (le fameux machine learning), ce chatbot puisse développer une relation plus intime avec l’usager, au point de le connaître mieux que quiconque, et vous avez la prémisse du fabuleux film de Spike Jonze, Her (2013), dans lequel un homme (Joaquin Phoenix) tombe éperdument amoureux de Samantha, qui n’est pourtant qu’une voix désincarnée (celle de Scarlett Johansson) émanant de son téléphone intelligent. À l’instar de Pris dans Blade Runner, Samantha finit par atteindre un degré de conscience qui brouille complètement la frontière entre l’humain et la machine; mais dans les deux cas, on est dans le domaine de la fiction.

« Il peut y avoir une pseudo-réciprocité, mais si on voulait que le robot ait de vrais sentiments, ça prendrait une véritable conscience artificielle, ce dont nous sommes encore loin », tempère Martin Gibert, agent de recherche en éthique de l’IA et des données massives affilié au Centre de recherche en éthique (CRÉ), et auteur du livre Faire la morale aux robots.

Robots sur mesure

Si les partenaires amoureux robotiques peuvent prendre plusieurs formes (voire être informes), l’imaginaire collectif, nourri aux films et aux séries de science-fiction, les représente généralement comme anthropomorphes et extrêmement séduisants. Pour ceux qui cherchent à s’approcher le plus possible d’une relation humaine, physique et émotionnelle, le nec plus ultra des robots sexuels est sans aucun doute Harmony. Fabriquée par la compagnie américaine Realbotix, il s’agit d’une tête entièrement animée, capable d’entretenir une conversation sur votre groupe de musique préféré ou de réciter des sonnets de Shakespeare, qui se fixe au corps synthétique de votre choix à l’aide de puissants aimants. La créature complète coûte environ 15 000 $ US et, malgré ce prix prohibitif, Realbotix peine à répondre à la demande par les temps qui courent. L’isolement causé par la pandémie, qui a renforcé notre dépendance à la technologie, a créé un véritable boom dans l’industrie des robots sexuels.

Dans une entrevue récente avec le magazine Forbes, Matt Mullen, PDG de Realbotix, affirmait que ses ventes avaient augmenté de 75 % depuis le début des mesures de confinement. Signe des temps : lors de la dernière mise à jour de son système d’exploitation, Harmony a même appris à parler en long et en large de la COVID! Il s’agit d’une évolution notable dans le monde des robots sexuels, qui sont de plus en plus présentés comme des partenaires de vie par leurs fabricants, plutôt que comme de simples jouets sexuels. « Nous créons du contenu qui peut aider les gens aux prises avec une grande détresse, de la dépression ou un deuil », expliquait Mullen, qui prétend vouloir créer des machines qui affichent, au minimum, une apparence d’empathie et qui pourraient carrément remplacer de véritables interactions humaines.

Twin Bodies, 2019. Bill Vorn. Photo Musée de la civilisation, François Ozan – Icône
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Les robots malaises

Plusieurs spécialistes s’enthousiasment devant les fonctions plus sociales des intelligences artificielles, à commencer par l’ex-grand maître d’échecs David Levy. Son livre Love and Sex with Robots, qui a donné son nom à une conférence internationale annuelle codirigée par Simon Dubé, a créé un petit buzz et une certaine controverse en raison de sa promotion euphorique des relations sexuelles entre humains et machines. Selon l’auteur anglais, les robots devraient être utilisés de façon thérapeutique et seraient presque une panacée à tous les maux de nature sexuelle.

Son optimisme béat est loin d’être partagé par tous. En 2015, Kathleen Richardson, professeure d’éthique et de culture des robots et de l’IA à l’Université De Montfort, à Leicester en Angleterre, lançait la « campagne contre les robots sexuels » afin de freiner ce qu’elle considère comme le développement sauvage de cette nouvelle industrie. Selon elle, les rapports préconisés par Levy ne font qu’aggraver des problèmes que les féministes tentent d’éradiquer depuis des décennies. Les robots sexuels, dit-elle, ne font qu’amplifier l’objectification des femmes et la commercialisation de leur corps. Mais l’un de ses plus grands reproches, c’est que Levy et ses semblables souhaitent l’avènement de relations intimes littéralement dépouillées de leur humanité.

Citation
Difficile d’imaginer, en effet, comment on pourra poursuivre l’apprentissage de la notion de consentement si on normalise des relations avec des machines incapables de dire non.

Vers un nouveau paradigme amoureux?

« Notre rapport à la sexualité et à l’amour évolue sans cesse et si, aujourd’hui, certains ne peuvent imaginer une relation amoureuse autrement qu’entre deux personnes, dans le futur, ça pourrait être complètement différent, avance Dave Anctil. Pensez seulement à toutes les formes d’amour qui sont aujourd’hui complètement acceptées dans nos sociétés contemporaines libérales. Tout comme on a normalisé les relations entre conjoints de même sexe ou le polyamour, il est tout à fait possible qu’on accepte la réalité de relations avec des intelligences artificielles d’ici 2050. »

« Il peut y avoir une espèce de panique morale au sujet de ces nouvelles relations, car le sentiment amoureux est en quelque sorte le symbole de ce qui est proprement humain, explique Martin Gibert. Certains vont même jusqu’à craindre un avenir sombre où les gens seraient tellement occupés à baiser des robots qu’ils finiraient par rejeter toute interaction humaine! » 

Penser l’avenir

Les inquiétudes entourant le développement rapide de ces nouvelles technologies illustrent bien l’importance de développer une réflexion approfondie et interdisciplinaire sur le sujet, en mettant de l’avant les enjeux moraux liés à la redéfinition du paradigme amoureux. « On a besoin de scientifiques, d’éthiciens, de psychologues et de sexologues pour réfléchir de façon indépendante à ces questions au bénéfice de toute la société, conclut Dave Anctil. Il faut à tout prix éviter de laisser à l’industrie privée le soin de définir les règles du jeu, comme on l’a vu avec les réseaux sociaux, d’autant qu’il s’agit d’un sujet extrêmement délicat. Je pense que la collaboration entre les chercheurs qui travaillent sur l’humain et ceux qui travaillent sur les machines sera garante de l’avenir. »

Et qui sait, peut-être qu’éventuellement, les machines elles-mêmes se joindront à la conversation.